Chère Madame Josée Gaul,
Chère Fabienne Gaul,
Chers amis de Charly,
À juste titre, la presse nationale et internationale vient de rappeler les exploits du grimpeur rouleur hors pair que fut notre Charly. Pour mémoire, je voudrais citer le triomphe d’anthologie dans le Tour de France de 1958, avec les trois contre-la-montre et l’étape de la Chartreuse remportés dans des conditions particulièrement dramatiques, les deux victoires finales au Giro, en 1956 et 1959, qui ont fait à jamais de lui le Carlo Cavallo des Italiens, les victoires d’étape et les Grands Prix de la Montagne, sa troisième place au Championnat du monde en 1954, ses Tours de Luxembourg. J’ai un souvenir personnel précis de celui de 1961, où, gosse au bord de la route, il m’a sidéré par un démarrage foudroyant, à la corde, dans la côte de Reisdorf, laissant ses adversaires quasiment sur place et le futur François Guillaume, votre serviteur, bouche bée.
Mais, ce palmarès, qui donnait aux Luxembourgeois de l’après-guerre une image si gratifiante d’eux-mêmes, n’est pas tout. Ingrats, certains ont même regretté que le champion n’ait pas gagné davantage de courses. N’aurait-il pas remporté plusieurs fois le Tour s’il avait disposé plus souvent d’une bonne équipe, comme en 58 avec la Nelux et ses trois autres mousquetaires Jempy Schmitz, Aldo Bolzan et le regretté Marcel Ernzer ? N’aurait-il pas pu gérer mieux sa carrière, courir à l’économie, essayer de prévenir défaillances et revers ? Il faut tout de même se demander si l’immense attrait qu’il exerçait sur le public luxembourgeois et étranger n’était pas dû aussi – du moins en partie – à sa carrière en dents de scie. Le coureur que nous admirions pour ses exploits stupéfiants pouvait aussi nous effrayer par ses jours sans grâce, ses abandons, ses déprimes. C’est ce côté vulnérable, profondément humain, de l’Ange de la montagne qui me semble à la base même du mythe qu’il a engendré sans le vouloir, sans peut-être s’en rendre compte. C’est ce côté, justement, qui manque à certains champions d’aujourd’hui, comme Lance Armstrong, rationaliste, perfectionniste et pour cela un peu glacial.
Charly Gaul, coureur, n’a jamais fait oublier son tempérament particulier : attachant et cordial dans le milieu où il se sentait bien, incapable d’en imposer par d’autres qualités que ses dons sportifs, réservé, voire ombrageux vis-à-vis
d’autres milieux, ceux des personnes en particulier qui parlaient de ses exploits en termes qui lui échappaient. Il y a là un étrange malentendu. La performance sportive est en elle-même assez insignifiante en dehors des résultats chronométrés,
Charly Gaul beim Giro 1957
Bild: Musée des Sports Luxembourg
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cette performance nue a besoin de la parole pour accéder à une existence significative, à une dimension sociale, même l’image télévisée en permanence n’y suffit pas. De ce fait, le grand sportif est dépassé par l’événement commenté, il ne s’appartient plus. Charly Gaul était, je crois, particulièrement sensible à ce phénomène et s’en défendait un peu. Il y a par ailleurs quelque chose de pathétique à le voir, après sa sortie de carrière difficile et sa reconversion chaotique, reprendre goût à la vie, par la refondation familiale réussie et une paternité tardive et épanouie. Grâce aux amis qu’il avait gardés dans la grande famille cycliste, grâce aux responsables du Ministère luxembourgeois des Sports, il a pu remonter la pente. Son travail comme archiviste du futur Musée des Sports, dont il ne verra malheureusement plus l’inauguration prévue d’ici quelques mois, lui aura permis de revisiter sa propre carrière par l’autre versant, de se réconcilier en quelque sorte avec lui-même.
Le voilà donc confronté à son propre mythe. Le voilà donc face à ces témoignages de journalistes, d’écrivains et d’érudits professeurs qui ont disséqué ses coups de pédales et continuent de le faire. Je voudrais en citer quelques-uns : Antoine Blondin, qui transforme un compte rendu d’étape en chronique tauromachique ou en épisode de chanson de geste ; Roland Barthes, qui voit dans Charly Gaul un “ nouvel archange de la montagne […] éphèbe insouciant, mince chérubin, garçon imberbe, gracile et insolent, adolescent génial, […] le Rimbaud du Tour ” ; les poètes Lionel Bourg et Ludovic Janvier, qui l’associent eux aussi à la littérature, voire aux questions humanitaires ; François Weyergans, le récent Prix Goncourt, qui, enfant, jouait avec une figurine représentant notre champion ; Christian Laborde, qui consacre tout un roman à la victoire gaulienne de 58, où, dans un chapitre hallucinant, Charly, avant l’étape du Ventoux, reçoit la visite de Pétrarque en personne, qui lui parle d’un certain Léonard de Vinci, inventeur de la bicyclette, avec des bribes de conversation en latin : j’en passe et des meilleures. Deux figures mythologiques et poétiques ont souvent été mobilisées pour rendre compte de la singularité de Charly : le mythe de Pégase, le cheval ailé représentant l’inspiration parfois fantasque, et aussi l’image de l’albatros inventée par Baudelaire, indolent oiseau maritime qui traverse les océans, mais que ses ailes de géant empêchent de marcher sur le plancher.
On le voit bien : le fait sportif est transféré dans d’autres univers de référence, comme les lettres, les langues, la culture, la vie sociale, les enjeux spirituels.
Du Tour de Frantz au Tour de Gaul en passant par le Géant de Colombes (François Faber), tel est le titre que je donnais, il y a deux ans (2003), à mon livre qui saluait le centenaire de la Grande Boucle et que j’ai composé à partir des archives classées par Charly Gaul en personne. Nos écrivains francophones luxembourgeois ont également contribué à la naissance de son mythe, un des rares de notre mémoire collective moderne. Voici le professeur Alphonse Arend, un parent éloigné de Charly, qui disserte sur l’exemple moral que celui-ci devrait donner à la jeunesse même dans l’adversité ; voici Jean-Pierre Kraemer, professeur de philosophie, qui a ce jugement à l’emporte-pièce, mais judicieux : “ Hegel a appelé Napoléon l’Esprit universel à cheval. Dans cette même optique, support frêle de forces mystérieuses qui le dépassaient, Gaul était, pour ainsi dire, l’Esprit national à bicyclette ”. Voici le romancier Jean Portante, d’origine italienne, qui vit la victoire de 1958 avec des sentiments mitigés : seul le fait que Charly Gaul avait un mécanicien italien, Mario Ottusi, permet au narrateur, le petit Claudi(o), de se réjouir et de s’intégrer plus ou moins dans la petite communauté luxembourgeoise de Differdange ; voici François Guillaume, qui se souvient que l’homophonie entre Charly Gaul et Charles de Gaulle, tous les deux à l’honneur en 1958, lui ont permis de basculer définitivement dans l’univers de la langue et de la culture françaises. Serait-il devenu professeur de français sans le Tour de 58 ? D’autres compatriotes se sont exprimés en allemand ou en luxembourgeois sur le mythe de Charly Gaul : Frank Feitler, Jean-Paul Jacobs, Nico Graf, Roland Harsch, Pit Hoerold, Lex Jacoby, Pir Kremer, Ed Marold et bien sûr François Mersch, premier témoin et biographe du mythe.
Prenons le terme mythe, dérivé du grec, dans l’acception de “ image simplifiée, souvent illusoire, que des groupes humains élaborent ou acceptent au sujet d’un individu ou d’un fait et qui joue un rôle déterminant dans leur comportement ou leur appréciation ” (Le Petit Robert). Un mythe est souvent une réponse diffuse et inconsciente qui structure une angoisse latente, il peut être assez décalé par rapport à la réalité. Nous avons vu que, maintes fois, la littérature s’écarte de la vérité sportive et que l’homme Charly Gaul se méfiait de ces distorsions du réel. Mais, son visage à la
Charly Gaul bei der Tour de France 1958
Bild: Musée des Sports Luxembourg
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James Dean, sa solitude foncière, son sens inné de la gagne, sa capacité à aller au bout de ses dernières ressources, l’orgueil du concurrent qui refuse les places d’honneur, son itinéraire imprévisible, c’est tout cela qui nous aura fait vibrer et rêver. Greta Garbo du peloton, Charly était peu loquace, mais éloquent du pédalier quand la route montait, que l’orage grondait et qu’il ruminait quelque revanche contre des adversaires déloyaux. Ses exploits alimentaient les fantasmes d’imitation chez les jeunes que nous étions.
On dit volontiers que l’art soulage l’homme de ce qu’il ne peut accomplir. Pourquoi ne pas appliquer la formule aux grands sportifs, notamment aux coureurs légendaires qui nous permettent de vivre au-delà de nous-mêmes, comme par procuration ? Charly Gaul, c’est la victoire du petit contre les grands ; c’est l’Astérix luxembourgeois, mais sans la ruse. En somme, la littérature arrache le sportif à son domaine propre, le dépossède en quelque sorte de son bien, l’exploit, et transfère celui-ci à un niveau symbolique, plus général. Le patrimoine de performances du champion est ainsi (re)valorisé au service d’une communauté différente, peut-être plus vaste. Plus encore : en s’accaparant de l’histoire du sportif d’exception, la littérature le plonge certes dans l’univers qui lui est propre, mais comme elle emprunte des images, des lexiques et des rituels linguistiques à de nombreuses disciplines intellectuelles et pensées convergentes, elle lui confère une incontestable valeur culturelle ajoutée.
Sur un plan plus politique, Charly aura contribué à affermir et à affirmer le sentiment d’identité nationale des Luxembourgeois, leur rendant une fierté légitime après les humiliations essuyées lors de l’annexion nazie (1940-1944). Avec et après la médaille d’or remportée aux Jeux olympiques d’Helsinki par le Luxembourgeois Josy Barthel au 1500 mètres en 1952, après l’exemple de tant d’autres cyclistes luxembourgeois qui s’étaient illustrés sur les routes et les pistes de France et de Navarre, les coups d’éclat de Charly, surtout en 1958 – l’année de l’Exposition universelle de Bruxelles, ville de départ de la course – ont renforcé le sentiment d’appartenance et de cohérence de la communauté nationale et lui ont conféré une assise internationale. En somme, le mythe de la petitesse géographique héberge des lions au grand cœur. Il sera intéressant de voir comment un éventuel champion sera perçu à l’avenir par une société luxembourgeoise devenue multiculturelle et multinationale.
En attendant et de tout cœur, merci, Charly, pour tant de pédalées fantastiques !